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De retour de Chine – 5 enseignements pour les supply chains mondiales

Entrecroisement de témoignages de dizaines de responsables d’entreprises rencontrés à Hong Kong, Shenzhen et Shanghai et dérogeant à la seule vérité des chiffres ; chacun fera son miel de cette remontée du terrain. Voici cinq enseignements pour les supply chains mondiales. Une tribune de Philippe-Pierre Dornier, professeur à l'Essec et fondateur du cabinet de conseil Newton Vauréal Consulting.

Publié le 2 novembre 2023 - 15h14
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alexanderuhrin via stock.adobe.com


1- La crise de l’offre va se prolonger, et ses effets inflationnistes vont perdurer. Cette crise de l'offre est parfois sciemment organisée en Europe ou aux États-Unis par des industriels, ayant compris qu’en travaillant moins on gagnait beaucoup plus, instaurant pour les produits PGC, un nouveau rapport de force avec la distribution. Le renversement de très nombreuses entreprises industrielles chinoises par la crise du Covid est en train d'y contribuer également fortement. Dans la région du Guandong (25 % des exportations chinoises), des industriels évoquent la contraction spectaculaire du nombre des usines en activité de l’ordre de 30 à 40 % dans de nombreux secteurs. Moins de fournisseurs, moins de produits, et conséquemment des prix plus élevés pour s’assurer de la disponibilité.


2- Dans ce contexte de raréfaction des produits, et grâce à de très nombreuses dispositions prises, le gouvernement chinois stimule par tous les moyens sa demande intérieure. L’indice de confiance des ménages chinois avant la Covid était de 138. En octobre 2023, il est au niveau de 88. Actuellement, le gouvernement chinois cherche à stimuler la demande intérieure et à la faire servir prioritairement par rapport aux marchés export. Cela ne favorisera pas la disponibilité des produits exportés de Chine.


3- Les stratégies de sourcing Chine + 1 s’intensifient. Acheter toujours en Chine, oui, car il est toujours difficile de trouver des prix d’achat plus bas. Mais, les confinements des dernières années ont laissé des goûts amers, et la recherche de la diversification de sourcing, voire de la relocalisation se développent. Or, sourcer hors de Chine, ne veut pas toujours dire ne plus travailler avec des entreprises chinoises. En effet, des entreprises chinoises achètent massivement dans d’autres pays des entreprises, au Vietnam et en particulier en Turquie. Cela n’est que très minoritairement visible, car souvent elles empilent des sociétés d’investissements en local, qui in fine finissent par racheter une entreprise industrielle qui semble être détenue par un fond local, alors qu’en réalité elle est détenue par des entreprises chinoises.


4- Fin 2019, en pleine propagation de la pandémie, qui aurait dit que les grands gagnants parmi les entreprises de cette période de trois ans auraient été les compagnies maritimes ? 22,3 milliards de profit pour CMA CGM en 2022, les plus gros profits de l’histoire pour une entreprise française. Mais depuis le début de l’année 2023, les prix se sont effondrés et sont revenus à des niveaux extrêmement bas : pour un conteneur 40', 1 000 USD Chine – Europe contre 18 000 USD dans les pics de 2022. Eu égard au nombre de navires mis en chantier compte tenu de la période euphorique récente qui a attiré les investisseurs, l’arrivée de nouveaux bâtiments va être massive en 2024, alors que les volumes et les prix sont déjà déprimés. L’augmentation des capacités en termes de TEU (Twenty Equivalent Unit) en 2023 est de 9 %, et du fait des mises en chantier connues, de 11 % en 2024 et de 7 % en 2025, soit sur 3 ans plus du quart de la capacité totale de 2022… Une préoccupation de moins pour les chargeurs qui devraient voir les prix restés bas, toutes choses égales par ailleurs, et peu d’incidence pour les compagnies maritimes qui ont leurs caches d’écureuil bien remplies pendant plusieurs années.


5- Enfin, une légère touche sociale. Les apparences sont trompeuses en Chine, dans sa partie la plus riche du sud où 450 millions de personnes vivent peu ou prou avec un train de vie aisé. Mais, derrière cela, la classe jeune (18 à 24 ans) rencontre un chômage massif, les chiffres évoqués fluctuent aux alentours de bien plus de 35 %. Le gouvernement chinois a décidé de ne plus publier de statistiques sur le chômage des jeunes depuis la mi-août 2023. Les confinements musclés imposés, en particulier à Shanghai, ont laissé des traces sensibles, et il n’est pas rare au hasard des discussions entamées d’entendre des témoignages d’ébranlement à l’égard du bienfondé des décisions gouvernementales prises et de l'extrême brutalité de leur application sur la population. Cela vient s’ajouter à une crise immobilière forte. Des millions de ménages chinois ont acquis des appartements pour lesquels ils ont versé des sommes conséquentes et les immeubles sont soit inachevés, soit pas même mis en construction. Le concept d’agitation sociale est absent du vocabulaire de la conversation chinoise. Mais on ressent une certaine « émotion » qui si elle s’intensifiait par le cumul du chômage très important des jeunes, d’une crise de la consommation, et du problème immobilier pourrait tourner aux troubles. Situation qui ici comme ailleurs pourrait conduire les gouvernants à détourner les regards et à chercher un ennemi exutoire à l’extérieur, en concrétisant l’annexion de Taïwan. La tournure choisie par les journaux chinois lus sur place dès qu’il s’agit des États-Unis est de ce point de vue déjà édifiante.


Entendre des mauvaises nouvelles, n’est pas source de plaisir. Les voir s’accumuler, encore moins. On préfère souvent être dans le « croire » plutôt qu’être dans le « voir ». Accepter de voir les faits tels qu’ils sont et tels qu’ils préparent un certain avenir, peut permettre d’anticiper. En Chine, les dirigeants d’entreprises m’ont tous dit qu’à la lumière de ce qu’ils ont vécu au cours des trois dernières années, le PCA (Plan de continuité d’activité) n’était pas un exercice amusant pratiqué une fois tous les 5 ans comme il existe trop fréquemment en France, mais un process quotidien animé et maintenu dans l’actualité. Production déprimée ou volontairement contrainte, inflation, prix de l’énergie, crises geostratégiques à effet démultiplié…, les supply chains vont être mises à rude épreuve en 2024. Avec une pensée toute particulière dans ce panorama mondial pour le microcosme de l’Île-de-France qui, le temps de trois mois deviendra le centre du monde, et va connaître en plus le séisme logistique des Jeux olympiques. En cette fin d’année, l’incertitude forte qui plane plus que jamais, et le bal des budgets étant ouvert, la résilience des supply chains pour 2024 se prépare maintenant.

 

Présentation de l'auteur

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Philippe-Pierre Dornier est professeur au département Management des opérations de l'Essec depuis 1986. Il a fondé et dirige Newton Vauréal Consulting, cabinet de conseil en logistique et supply chain management.

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